La socialité tertiaire soignante

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La socialité tertiaire soignante

Les modes d’existence du numérique en établissements de santé sont différemment perçus par les soignants. Tantôt système normatif au service d’un pouvoir technocratique, tantôt médiateur facilitant la circulation de l’information et donc la prise en soins, le numérique déclenche crainte, espoir ou résignation. Au-delà du face-à-face stérile entre technophobes et technophiles, c’est vers une technocritique constructive qu’il faut désormais orienter toute réflexion, seule issue possible à cet état de crise où les constantes surenchères du pour et du contre donnent bonne conscience aux deux parties.

Outre l’alter ego qu’il faut soigner, le soignant est désormais face à un « alter techno ». Les relations au sein du collectif soignant, basées historiquement sur le langage oral et manuscrit, s’en trouvent fortement modifiées. L’écologie sociale soignante doit faire face à des problématiques d’adaptation, et ce sont les processus même d’individuation psychique et psycho-sociale qui se métamorphosent.

Ainsi émerge, au sein des établissements de santé, une socialité tertiaire soignante dont la principale caractéristique est sa structure réticulaire, c’est-à-dire un milieu où les liens s’établissent de proche en proche tout en construisant le collectif. Les soignants expérimentent, dévoilent les problèmes, se questionnent sur la technique, entre le « bon à » et le « bon en soi », et s’interrogent sur les liens entre valeurs et normes dans leurs actes.

Dans ce triptyque constitutif d’un humanisme soignant, représenté par l’attention, le langage et le partage, c’est bien l’information qui centralise tous les débats et au-delà, par le biais du savoir. On peut d’ailleurs s’interroger sur la question du pouvoir ici.

Le numérique en santé tend à diminuer le langage oral dans le soin. Il participe aussi à l’obsolescence programmée d’un geste, celui du langage manuscrit au profit du « langage machine ».

Les digital migrants s’en offusquent et y décèlent le risque de déshumanisation des soins. Les digital natives y voient l’émergence d’un inéluctable progrès, une meilleure qualité de la relation et donc du soin. Mais qu’en est-il vraiment de l’information ?

Le philosophe Bernard Stiegler disait : « Les gens croient qu’en étant informés, ils savent quelque chose, or pas du tout ! Un savoir n’est pas seulement une information, mais la transformation de celui qui sait par ce qu’il apprend aux autres ». L’approche du numérique en santé doit donc dépasser le cadre réglementaire de la qualité et de la gestion des risques qui enferme les soignants dans des normes, dans la tracéologie de l’information, pour s’ouvrir à une vision techno-pragmatiste qui consacre les valeurs.

Penser le techno-pragmatisme dans la socialité soignante tertiaire, c’est repenser la forme, l’information et son potentiel, mais c’est aussi l’interaction entre l’utile, la connaissance et la participation. C’est finalement la tentative de résolution des problèmes essentiels des soignants dans leur quotidien, par des transactions dont désormais une grande partie est portée par le numérique.

Le techno-pragmatisme soignant est proactif, mais aussi confronté à des conséquences parfois inattendues, c’est-à-dire à la découverte de nouvelles connaissances, de nouvelles informations, et une question ne cesse de se répéter : « ce que je découvre, est-il vrai ? ». Dans le soin, le discours, le langage, peuvent porter et revendiquer une certaine crédibilité.

Aujourd’hui, avec l’effondrement de l’oralité, au profit de la trace informatique, la reconnaissance de vérité ne requiert pas toujours l’approbation d’un individu, ni d’un groupe. On se trouve face à une production sociale de la vérité par la technique : il suffit que l’information soit là pour qu’elle soit perçue comme vraie. Tout se passe comme si la technique numérique avait joué ce rôle d’expérience, d’enquête, d’argumentation, pour afficher et proposer au soignant ce à quoi il tient. Un techno-pragmatisme qui peut donc dévier sur une pente où la passivité de l’agent peut être qualifier d’opportunisme.

La difficulté actuelle vient du fait que nous sommes face à une disruption culturelle majeure dans le travail quotidien des soignants, qui réinterroge la pensée et l’action. Entre la peur de perdre (autonomie, décision, liens interhumains) et l’espoir de gagner (connaissances, rapidité, sécurité), se joue l’avenir d’un nouvel humanisme. Le numérique nous ouvre la voie d’un « humanisme difficile » où se mêlent, sans se neutraliser, jeunesse et maturité, c’est-à-dire enthousiasme et juste mesure.

Mais sommes-nous en capacité culturelle et en volonté émancipatrice pour transformer cette technique numérique, plutôt que de la subir, pour forger une nouvelle socialité, la socialité tertiaire ?

À aucun moment le politique n’a pensé que le numérique allait bouleverser l’ordre social établi dans les établissements de soins. Comment en effet prévoir que de simples outils techniques, des moyens conçus au départ pour assouvir une meilleure qualité de soins par la gestion des risques, allaient s’avérer un puissant déclencheur d’un déséquilibre social ou plutôt d’un équilibre social métastable ?

Le numérique est une technique qui s’est socialisée dans les hôpitaux qui ont pris conscience, travaillé et mis à profit cet état métastable pour changer leur modèle démocratique à la fois individuel et collectif. Malgré cet hubris technique, représenté par une informatisation massive et brutale, c’est dans la relation à l’autre, que s’est construite une réalité confrontée à l’expérience.

De toute évidence, c’est avec un point de vue nouveau qu’il nous faut désormais penser cette nouvelle socialité soignante qui doit concilier éthique et politique, c’est-à-dire en imaginant l’avenir dans une perspective écologique.

Ronan Le Reun

Médecin généraliste et attaché au service informatique du CHU de Brest pendant 25 ans

Praticien Hospitalier au CHU de Brest pendant 10 ans,

responsable médical du déploiement du DPI

Depuis 2019, médecin référent numérique à la Fondation John BOST

Expert Hôpital numérique à l’ANAP

 

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