Personnel soignant, fonctionnaires, employeurs du secteur médical : qu’en est-il de leur santé et de leurs conditions de travail ? Sont-ils bien et suffisamment protégés par le droit français ?
Le cordonnier serait le plus mal chaussé. C’est du moins ce que l’on a tous entendu, ne serait-ce qu’une fois. Le personnel soignant n’est-il pas concerné par cet adage populaire ?
Prévenir plutôt que guérir ?
Les conséquences potentiellement délétères de l’évaluation du travail sont à peine perceptibles au coeur de la Loi n°86-33 du 9 janvier 1986, portant dispositions statutaires relatives à la FPH, la Fonction Publique Hospitalière (1).
Le ver (la rationalisation budgétaire ?) était-il déjà dans le fruit avant les renversantes réformes de la Fonction publique : d’abord la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) puis la Modernisation de l’Action Publique (MAP). A l’aune de la non moins célèbre LOLF, la Loi Organique relative aux Lois de Finances (2) ?.
Alors qu’une population vieillissante est de plus en plus exposée aux maladies, des moyens supplémentaires sont-ils alloués au Service public pour conserver une qualité des soins et préserver en même temps le personnel soignant de ses propres maux ?
Au delà d’une quiétude qu’il convient donc d’assurer en agissant également sur les conditions de travail, bien que les risques demeurent, il y a une volonté politique d’étendre aux hôpitaux des principes de prévention issus du Code du travail avec ses articles L.4121-1 et L.4121-2 (cf. Protocole d’accord sur la prévention des RPS dans la Fonction publique, pages 2 à 4, Edition 2013). Comprenant bien entendu la santé mentale.
Puis il y a eu l’institution des CHSCT (Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail) au sein des établissements publics. Egalement la QVT, la Qualité de Vie au Travail (3). En définitive, l’accent mis sur ces préoccupations laisse entendre combien il est essentiel de réparer ce qui est probablement déjà brisé par les effets du New Public Management (NPM).
Droit : quelle responsabilité ?
Un épisode judiciaire remarquable avait reconnu le danger qui pesait sur la santé du personnel de la Caisse Régionale D’Assurance Maladie Du Sud-Est (CRAM SE), dans un arrêt rendu le 5 juillet 1999 par la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence. Cette affaire avait mis en évidence le déni de l’employeur face aux situations constatées par le médecin du travail et le CHSCT. La CRAM SE avait soutenu « qu’aucun risque grave n’est démontré alors que ni le stress ni le mal-être ne sont une maladie ».
Que propose donc le droit en réponse aux contradictions modernes qui rendent de plus en plus inconciliables la performance et la qualité, la compétition et l’esprit d’équipe, ou encore, la vie privée et la vie professionnelle ?. La réglementation tend, d’une part, à favoriser la prévention dite primaire avant l’apparition d’éléments pathogènes. D’autre part, à sanctionner les atteintes aux personnes lorsqu’une responsabilité doit être recherchée du fait d’un dommage.
Il faut bien distinguer, d’un côté, le droit de la responsabilité de l’employeur. De l’autre, celui des fautes personnelles ou dites « détachables » de l’activité que l’on pourrait reprocher au salarié.
Si la complexité monte d’un cran lorsqu’il s’agit de séparer les rôles joués par le pouvoir de direction (ce qui est imputable à l’organisation du travail) et ce qui est rattachable aux comportements toxiques entre collègues, force est de constater que le manager se trouve bel et bien coincé au milieu de cette recherche causale. Par exemple, la « pression aux chiffres » redescend sur les opérationnels, par le biais du manager, éloignant ainsi de plus en plus l’expert de son expertise, au nom de la conformité et des statistiques.
Cette psychologisation des contraintes et la gestion des conflits de valeurs devraient pourtant replacer plus souvent la responsabilité des accidents sur la tête de la direction et des pouvoirs publics.
A côté de cette difficulté, il existe encore une asymétrie entre la protection du salarié du secteur privé et celle du fonctionnaire.
La compétence juridictionnelle présente elle aussi cet enjeu face au principe d’égalité. En fonction des situations et des liens de droit entre la victime et son environnement de travail, la réparation peut être civile et pénale, mais aussi revenir au juge administratif (4 et 5). Ainsi en est-il lorsqu’aucun juge ne s’estime compétent. C’est alors le Tribunal des conflits qui détermine la juridiction valablement saisie.
Et l’éthique ?
L’éthique du Service public est une tradition en Europe. Pourtant, Jean-Marie Gogue explique que « la culture du résultat » (ouvrage paru en 2008) est venue responsabiliser les agents de la fonction publique, comme dans le secteur privé à partir des années 1980. Alors même que la France observait déjà un retard dans l’application d’un nouveau dogme : le New Public Management (6).
Aussi, l’éthique et la qualité se retrouvent-elles captives au sein d’une prison. Celle de la rationalité poussée à l’extrême, celle qui abîme des aspects fondamentaux dans la ressource de l’Homme au travail : la satisfaction de soi, la reconnaissance de ses pairs, les mécanismes de défense collective permettant de surmonter certains facteurs de pénibilité, et cetera.
La Loi Rebsamen du 17 août 2015 a introduit le syndrome d’épuisement professionnel, malgré des conditions très exigeantes dans le texte de l’article L461-1 du Code de la Sécurité sociale (7) : « Les pathologies psychiques peuvent être reconnues comme maladies d’origine professionnelle, dans les conditions prévues aux quatrième et avant-dernier alinéas du présent article ».
L’un des grands auteurs en sciences humaines du siècle précédent, Pierre Legendre, soulignait la fonction anthropologique du droit. La jurisprudence occupe une place certes moindre mais bien réelle dans l’amorce ou la prise en compte du changement social, lorsqu’elle interprète la loi ou lorsqu’elle comble un vide juridique en correction de situations dépourvues d’équité.
Les outils juridiques qui permettent de réguler des comportements responsables au travail existent donc. Mais ils agissent plus souvent lorsque le mal est fait (exemple : des suicides intervenus sur le lieu de travail). Indépendamment même du droit, la majorité des individus est douée d’un sens moral capable de se ménager un environnement de travail suffisamment respectueux des autres. Mais seulement à condition de ne pas souffrir d’un manque à la fois de « temps pour bien faire » ou d’un déficit de reconnaissance et de solidarité (à ce sujet, les primes d’intéressement ne devraient-elles pas être encouragées ? Cf. Article 78-1 de la Loi du 9 janvier 1986 renvoyant aux conditions définies par un décret).
A la lecture de l’article 11 de la Loi du 13 juillet 1983, ne sommes-nous pas dans une impasse si l’on entend protéger les agents des incivilités de l’extérieur pendant que le New Public Management dégrade les relations de travail à l’intérieur du corps hospitalier ?
Le droit, s’il pose des solutions et consacre parfois des sanctions, n’a pas d’autre miracle à proposer sinon celui de renvoyer les sciences humaines à une dialectique indispensable pour restaurer un sens éthique au travail afin de limiter les dommages à la source. La conséquence est simple puisqu’en principe il n’y a pas de juge sans accusation.
Peut-être l’émergence d’une nouvelle discipline, le neurodroit, nous promet-elle un avenir professionnel plus harmonieux par le prisme des neurosciences comme outil dissuasif des malveillances entre collègues. HH

Hervé Henry, Juriste spécialisé dans le Droit de la Santé & de la Protection Sociale.
Annexes
(1) – Sur l’avancement, la discipline et la rupture de la relation de travail : Loi n°86-33 du 9 janvier 1986 (notamment les articles 21, 41, 62 et les dispositions comprises aux chapitres 5 à 8) : ici
(2) – Extrait de l’article Le nouvel esprit de l’action publique rédigé par Xavier Molénat dans Sciences Humaines (N°228), 2011 : « Parallèlement à la LOLF, la RGPP lancée en 2005 se traduit par un programme d’audits de l’ensemble de l’administration, visant à réduire les dépenses tout en améliorant l’efficacité des politiques publiques. Audits structurés autour de sept grandes questions : Que faisons-nous ? Quels sont les besoins et les attentes collectives ? Faut-il continuer à faire de la sorte ? Qui doit le faire ? Qui doit payer ? Comment faire mieux et moins cher ? Quel doit être le scénario de transformation ? ».
(3) – Sur le projet d’accord-cadre QVT du 12 janvier 2015 (pièce jointe ou téléchargeable par le lien) : ici
(4) – Sur l’organisation juridictionnelle en France et la judiciarisation du contentieux social dans la Fonction publique par l’effet du Droit européen mais aussi grâce aux évolutions permises par le Conseil d’État : ici
En voici deux extraits :
– L’article 23 de la Loi du 13 juillet 1983 évoque : « Des conditions d’hygiène et de sécurité de nature à préserver leur santé et leur intégrité physique sont assurées aux fonctionnaires durant leur travail ».
– La directive du 12 juin 1989 dit : « L’employeur est obligé d’assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail ». Il s’agit d’une obligation de résultat, ce qui signifie que la faute est constituée toutes les fois que l’objectif n’est pas atteint.
(5) – Sur un revirement spectaculaire de la jurisprudence de la Cour de cassation en ce qui concerne la sévérité dont elle faisait preuve, jusqu’à cet arrêt du 25 novembre 2015, à l’égard des employeurs dès lors qu’un dommage était causé à la santé des salariés (depuis les affaires sur l’amiante ou les vagues de suicides dans de grandes entreprises), sur le fondement d’une obligation de sécurité de résultat : ici
(6) – Le professeur Annie Bartoli définit ce qu’elle appelle le triangle de la performance, un triangle dont les côtés sont :
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l’efficacité qui « concerne le rapport entre le résultat obtenu et l’objectif à atteindre ».
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l’efficience qui « concerne le rapport entre le résultat obtenu et les moyens engagés ».
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la budgétisation qui « correspond à une programmation de moyens au regard d’objectifs, et au suivi de leur application ».
Ouvrage visé ici : Management dans les organisations publiques d’Annie Bartoli et de Cécile Blatrix. A lire également : La tyrannie de l’évaluation d’Angélique Del Rey et La société malade de la gestion de Vincent de Gaulejac.
(7) – Sur la reconnaissance éventuelle du burn out : ici